Depuis quelques années, les milieux universitaires, notamment américains, observent les jeux vidéo. Les chercheurs français sont peut-être plus frileux, mais nous avons aujourd'hui l'occasion en France de voir un essai particulièrement stimulant paraître aux PUF : dans Le Monde sans fin des jeux vidéo, le sociologue et historien de l'art canadien Maxime Coulombe s'intéresse au succès des jeux en ligne, notamment via l'exemple de World of Warcraft. Refusant d'emblée d'accorder un quelconque crédit a priori aux théories qui prétendent que ce genre de jeu rend dépendant, l'universitaire interroge les raisons profondes qui expliquent le
succès des jeux en ligne, et le temps important que des joueurs y consacrent.

On pourra se référer au sommaire de l'ouvrage pour avoir une idée des différentes étapes de
l'analyse qui convoque critique littéraire, psychanalyse et sociologie.
Voici, en avant-goût, une petite fiche de lecture.

Jeu est un autre

L'essai établit le préalable que les mondes virtuels mis en place dans les jeux vidéo ne sont en fait pas si éloignés que ça du monde réel. Pour autant, on ne peut pas les confondre avec le monde réel, ne serait-ce que parce qu'ils installent des univers clairement fantastiques, des situations peu vraisemblables, et parce que les codes de représentation, même photoréalistes, ont toujours quelque chose d'artificiel ou de mis en scène, ne serait-ce que dans les interfaces, la musique, etc. On ne peut confondre le virtuel et le réel.

World Achievement par Evil_Beaver
World Achievement par Evil_Beaver

Dans World of Warcraft par exemple, on peut incarner un personnage à la hauteur de nos désirs, un personnage doué de pouvoirs magiques dans un monde fondamentalement féérique. WoW met donc en place un monde fantasmatique presque parfait dans les possibilités qu'il offre aux sujets.

Toutefois, les victoires qu'on y gagne ont quelque chose de réel, parce que toute reconnaissance est une activité symbolique, et comme
nous sommes des êtres de sens, on peut tirer notre reconnaissance de
n'importe quel geste, ou presque. C'est en ce sens, d'après Maxime
Coulombe, qu'il existe une porosité entre les mondes virtuels des jeux
vidéo et le monde réel : quand bien même l'univers d'un jeu vidéo
représente un espace qu'on ne peut confondre avec le monde réel,
les
réussites qu'on connaît dans le jeu à travers un avatar fantastique ont
un impact sur la vie de nous autres, êtres humains ordinaires.

Silent Hill 2

À ceux qui ne verraient pas comment on peut louer les prouesses
effectuées dans un jeu vidéo parce qu'ils leur supposent un caractère
dérisoire, Maxime Coulombe rappelle qu'il y a de nombreux exploits
olympiques, encensés cet hiver, qu'un cynique pourrait décrire comme des activités somme toute assez banales... il ne s'agit jamais que de
quelques personnes qui dévalent des pentes de ski... ces activités ne sont valorisées que dans la mesure où elles sont une source importante
de reconnaissance, dans un cadre culturel donné, qui définit que ces
activités sont symboliquement positives. Des réseaux culturels existent, où être très bon dans un jeu en ligne est une source de
reconnaissance énorme
, voire plus grande que les formes de
reconnaissance auxquelles des joueurs accèdent dans leur quotidien.

Wrath of the Litch King

Republic online VS Anarchy offline

De
là, Maxime Coulombe dessine une réflexion sur les jeux en ligne,
mais aussi sur notre société contemporaine : pourquoi est-il si
difficile d'obtenir de la reconnaissance dans le monde réel
, au
point que des individus préfèrent s'investir dans des univers en
ligne, où ils considèrent qu'il est plus facile de s'y réussir que
dans le monde réel ? Le jeu en ligne peut être à la fois un lieu
de fuite hors du réel, mais également un lieu où l'on reprend
pied. Maxime Coulombe rappele que Freud, dans son Au-delà du principe de plaisir, postule
que le principe de plaisir vise la réduction d'une tension. Une
fuite dans les mondes virtuels permet ainsi d'apaiser un certain nombre
des
angoisses contemporaines. Il y a un premier temps qui permet de
s'immerger dans un univers apaisant, rassurant. Et une fois intégré à
ce monde-là, on se retrouve dans un lieu où la reconnaissance est
assez simple, où les valeurs structurantes sont bien plus limpides
que dans le monde réel
. Par exemple, si dans votre quotidien vous
accomplissez de bonnes actions, vous êtes rarement récompensés
dans l'instant, alors que dans World
of Warcraft
la
récompense est immédiate, par le biais de points d'expérience, d'objets, etc. Il y a une
morale des mondes virtuels qui
est très rassurante et qui permet au joueur de se sentir
quotidiennement valorisé parce que son personnage en ligne
s'améliore de jour en jour, et qu'il devient un lieu refuge pour
l'estime de soi.

Maxime Coulombe montre aussi que le jeu n'est pas un espace de pure
liberté : c'est bien parce qu'il y a des règles qu'on peut gagner
ou perdre. C'est parce que les règles sont identifiées, claires et
les mêmes pour tous que la reconnaissance se gagne et l'estime de
soi s'améliore. Or, dans un monde contemporain complexe où les
puissants établissent et changent les règles du jeu selon qu'elles les
arrangent, les mondes virtuels apparaissent comme des utopies
momentanées, source de plaisir et de divertissement (nom dont l'étymologie signifie bien "détourner son attention de") dans lesquelles il est bon de prendre une bouffée d'air
frais avant d'affronter de nouveau le quotidien.

C'est comment qu'on freine ?

Ceci dit, l'essai ne brosse pas non plus un portrait utopique du monde des
jeux en ligne et ne nie pas non plus que certains usages des jeux vidéos sont
problématiques. Les jeux en ligne pratiqués avec excès peuvent dégrader la qualité de vie du joueur, dénoter un réel malaise et l'entretenir. Les Grecs désignaient déjà du même
mot de pharmacon (φάρμακον) ce qui, selon les doses qu'on
absorbe, tantôt nous soigne, tantôt nous empoisonne. Tout est une
question de mesure ; mais le jeu en ligne n'est pas en soi ou bon ou
mauvais d'un point de vue moral.
Les phénomènes d' "addiction" qu'on constate parfois ne sont pas provoqués par les jeux : le malêtre existe avant de se cristaliser dans un usage excessif des jeux en ligne, qui sont en réalité autant de moments où l'individu cherche à apaiser les tensions qui le minent. Pour soigner ce genre d'usage excessif où l'individu est amené à prendre plus soin de son avatar que de lui-même, il ne suffit pas de débrancher le jeu, comme on casserait le thermomètre pour faire baisser la température d'un malade. Il s'agit avant tout de comprendre pourquoi le sujet ressent comme un besoin le fait de se réfugier dans un jeu.

Reality par Eran Cantrell
Reality par Eran Cantrell

Dans un deuxième temps, il faudra également au joueur qui veut réduire son temps de jeu échapper aux différents mécanismes mis en place par les sociétés éditrices qui ont intérêt à ce que l'on joue souvent et longtemps. Des sociétés comme Blizzard ont su adapter le modèle des bons vieux jeux d'arcade, où on
vide ses poches pour mettre de la monnaie dans la machine, aux
techniques du marketing moderne grâce auxquelles le jeu stimule
régulièrement le joueur pour qu'il continue à vider ses poches
dans la machine... jusqu'au grotesque : Maxime Coulombe rapporte par
exemple les pleurs
d'un orc qui disait s'ennuyer de lui au moment où il a mis fin à
son abonnement à WoW...

Cependant, au-delà des utilisations marginales qui constituent de réels
motifs d'inquiétude et nécessitent qu'on aide les joueurs qui
s'enferment dans des mondes virtuels rassurants, Maxime Coulombe
rappelle que le citoyen moyen nord-américain regarde la télévision
une trentaine d'heures par semaine : quand on sait que le jeu en
ligne remplace souvent la télé et que la moyenne de jeu est de 20h par semaine, et
qu'en plus, quand on joue, on communique peut-être un peu plus que
lorsqu'on regarde la télé, dans l'absolu, le jeu en ligne demeure
un divertissement qui fonctionne relativement bien.

On ne saurait rendre honneur en quelques lignes à toutes les analyses dressées par Maxime Coulombe dans son essai, qui confirme bien souvent des intuitions que la plupart d'entre nous ont eues, avec ceci de plus que Le Monde sans fin des jeux vidéo apporte l'éclairage précis et méthodique des différentes sciences humaines, de la psychanalyse à la sociologie. L'auteur interroge notre rapport aux jeux vidéo en ligne, avec la précision du spécialiste, et la clarté d'une langue toujours claire et stimulante. Un livre à lire, assurément !